Figure de proue de pirogue nguzunguzu,
Nouvelle-Géorgie, Îles Salomon
Epoque : Fin 19 ème
Etat : Très Bon – Quelques manques au nacre
Matière : Bois et nacre
Dimensions : H 25, P 22, largeur 9
Les expéditions de chasse aux têtes menées dans les îles voisines jouaient un rôle primordial dans la vie religieuse, économique et politique des Salomon. Fixé à la proue des grandes pirogues de guerre, « le nguzunguzu, auquel on prêtait des facultés sensorielles bien supérieures à celles des hommes, était censé observer, intercepter, réagir et interagir avec n’importe quel esprit malveillant rencontré au cours du voyage » (Mélandri et Révolon, L’éclat des ombres. L’art en noir et blanc des îles Salomon, 2014, p. 124).
Le visage allongé aux traits zoomorphes, qui s’inspire de la morphologie de Tiola (esprit d’apparence canine), suggère que cette figure de proue nguzunguzu provient des Salomon centrales et plus précisément de la Nouvelle-Géorgie. La petite dimension qui la distingue exacerbe ses très belles qualités sculpturales : tension des lignes, grande délicatesse des modelés et finesse des incrustations de nacre contrastant avec la profondeur de la patine sombre.
Longtemps fantasmée par les Européens au travers d’histoires terrifiantes, la pratique de la chasse aux têtes joue un rôle essentiel dans la vie religieuse, économique et politique des Salomon. Expéditions belliqueuses menées dans un but de rééquilibrage social, ces raids guerriers pouvaient durer jusqu’à deux semaines pendant lesquelles l’acquisition de têtes humaines était le principal objectif. Pour ce faire, de longues pirogues légères et véloces transportaient les hommes d’une île à l’autre afin de mener ces incursions punitives. Particulièrement décorées, notamment d’incrustations de nacre, ces embarcations et leurs occupants sont protégées par la présence d’une figure de proue, le nguzunguzu. Ce dernier occupe une place primordiale dans le bon déroulement des expéditions de chasses aux têtes et protège les guerriers tant de la mer que de ripostes martiales de clans opposés. Cette figure possèderait des facultés sensorielles bien plus développées que celle d’un humain lui permettant ainsi de contrer n’importe quel esprit malveillant et notamment Kesoko, connu pour causer des méfaits tels que la déviation des pirogues ou l’agitation des éléments naturels.
Le nguzunguzu reprend l’imagerie en deux tons de la pirogue alliant au bois noirçi, le blanc éclatant du nacre et éblouissant ainsi le spectateur et montrant la quantité de mana de la pirogue et de ses occupants.
La figure de proue de la Collection du docteur X s’inscrit dans le corpus restreint des nguzunguzu figurées de plain-pied. La mâchoire proéminente rappelle la forme classique de l’esprit d’apparence canine Tiola. Le regard droit et sûr ainsi que la large bouche dotée de dents menaçantes renforcent l’aspect protecteur et intimidant de cette figure de proue.
Comme l’indique le Metropolitan Museum of Art de New York, » les pirogues dans l’ouest des Iles Salomon, essentielles au transport, à la pêche et à la guerre, étaient autrefois amplement décorées. La pièce maîtresse de la proue était une figure de proue connue sous le nom de « nguzu nguzu », « musu musu » ou « toto isu ». Fixée à la ligne de flottaison de sorte qu’elle plonge dans les flots à mesure que la pirogue fendait les vagues, le nguni nguzu servait de figure protectrice assurant la sécurité du voyage et la réussite de l’expédition.
Les représentations sur ces figures de proue sont généralement des bustes ornés de grandes têtes aux oreilles parées d’ornements circulaires. Les bras sont fins, les mains levées vers le menton ou tenant une seconde tête ou un oiseau. Les mâchoires en saillie rappelaient apparemment les attributs d’esprits surnaturels. Les figures de proue représenteraient parfois des esprits marins dangereux connus sous le nom de kesoko ou permettaient de d’en prémunir. »
PROVENANCE :
Collecté par le Docteur F.A Phillipps à bord du Fantôme II en 1923
Collection Docteur X – Paris
Sandra Revolon, conseillère scientifique au musée du quai Branly, nous propose une approche complémentaire : Cette ancienne colonie anglaise, investie par l’Empire britannique à partir de 1890 officiellement pour la protéger du blackbirding – la traite des Noirs organisée à destination des plantations des îles Fidji et de l’État australien du Queensland –, et indépendante depuis 1978, est peu connue du public français. Elle n’a d’ailleurs jamais fait l’objet d’une exposition dans l’Hexagone. Elle se distingue pourtant par une production artistique très différente de ce que l’on trouve dans le reste du Pacifique. Aux îles Salomon, les objets produits sont d’une grande sobriété comparés à l’esthétique spectaculaire et très colorée du Vanuatu ou de Papouasie Nouvelle-Guinée. Il s’agit notamment de sculptures noires et blanches, faites de bois laqué et d’incrustations de nacre. Il s’en dégage une certaine profondeur et une grande intériorité.
Ces figures de proue faites de bois laqué noir et d’incrustations de nacre sont typiques des objets fabriqués aux Salomon. Ce sont surtout des objets rituels ou des monnaies utilisées dans le cadre d’échanges entre clans ou familles. C’est la raison pour laquelle leur esthétique a été particulièrement soignée. Les objets rituels sont utilisés dans des contextes où les hommes ont besoin d’obtenir la collaboration des puissances surnaturelles : lors de cérémonies religieuses, comme ces bols funéraires qui peuvent atteindre plusieurs mètres de diamètre, mais aussi pour partir à la guerre – c’est le cas de la très belle collection de figures de proue présentée dans l’exposition. Les Salomon forment un archipel de 2 000 kilomètres de long et de 900 îles, dont un tiers est habité, et les communautés ont entretenu des relations tour à tour amicales et violentes par le passé. Ces figures fixées à l’avant des pirogues servent de reposoir aux entités protectrices afin de garantir la sécurité de la navigation et d’assurer la victoire contre l’ennemi. Leurs yeux grands ouverts protègent l’équipage contre les êtres malveillants qui peuplent les mers et sont réputés profiter du moment où les hommes clignent des yeux pour commettre leurs forfaits. Leur brillance et leur éclat visibles de loin avertissent l’ennemi de la présence de ces puissances surnaturelles aux côtés des assaillants.